La santé mentale est-elle politique ?
- Nicola Lopez
- 16 déc.
- 4 min de lecture
Fin de l’année 2024, le cinquième gouvernement d’Emmanuel Macron annonce que la santé mentale sera la Grande Cause nationale de 2025. Si vous doutez en lisant cette phrase, c’est normal et légitime. Ce projet a tellement bien marché avec les gouvernements précédents qu’il a été décidé de prolonger cette grande cause nationale pour 2026. « Des actions plus concrètes » sont attendues, selon le huitième gouvernement.

Cette Grande Cause nationale fait surtout l’objet d’une opération de communication sur la manière de parler de la santé mentale, plus que d’actions concrètes. Une sorte de santémentalisation voit le jour : on recouvre ce sujet de slogans lisses et de mantras de pensée positive, comme si tout se réglait avec un peu de respiration, un journal intime ou une application de méditation. On répète aux gens : « Prends soin de toi », « Gère ton stress », « Cultive des pensées positives ».
Derrière cette façade rassurante, un mécanisme plus sournois se met en place : la santé mentale devient un paravent, un moyen d’éviter de questionner ce qui, dans notre société, rend les gens malades. Une façon de déresponsabiliser les véritables causes de la dégradation de la santé mentale, liées aux logiques de domination présentes dans la société.
Il ne s’agit pas seulement d’un ressenti : de nombreuses recherches en sciences sociales montrent que l’individualisation du mal-être sert à masquer les structures qui l’organisent. On ne parle plus de conditions de vie, de domination, de précarité ou de violence institutionnelle : on parle « d’émotions à gérer ». Comme si le problème était intérieur, intime, isolé, alors qu’il est collectif. Depuis les années 80, plutôt que de transformer les institutions, on demande aux individus de « mieux s’adapter ». C’est plus simple, moins coûteux et politiquement confortable.
Le travailleur qui fait un burn-out, l’élève au bord du décrochage, l’entrepreneuse isolée... La réponse préférée, utilisée pour masquer le véritable problème comme une poussière sous le tapis, c’est : « Tu comprends, c’est un problème de santé mentale. » Sauf qu’on oublie de demander : qui fabrique les conditions de ce mal-être ? Quelle est la cause de cet effet papillon qui aboutit à la disparition d’un individu de tout cercle social ?
Quand une employée s’effondre, la réaction de la hiérarchie est souvent : « Elle était trop sensible », « Elle n’a pas su poser ses limites ». Jamais un mot sur les mails à minuit, les humiliations passives, les objectifs impossibles, la surcharge permanente. L’étiquette « burn-out » permet de déplacer le regard : le problème, c’est elle. Jamais l’organisation.
On connaît tous cet élève qu’on présente comme « paresseux », « incapable de se concentrer », « non motivé ». On finit parfois même par dire : « Il a sûrement un trouble ». Mais qui ose dire que le problème, ce ne sont pas les élèves, mais les conditions de l’Education nationale, avec ses classes surchargées, ses profs épuisés, son manque de moyens, de temps et d’écoute ? Comment un jeune peut-il s’épanouir dans un système qui l’empêche de respirer et de se développer sans devoir être raccroché à une case, à une norme sociétale ?
Et puis il y a toutes ces situations plus invisibles encore : la mère solo à qui l’on conseille de « prendre du temps pour elle », comme si elle pouvait cééer du temps dans une vie qui n’en laisse plus, le lycéen harcelé à qui l’établissement répond : « Ce n’est qu’un conflit entre élèves ».
Les exemples sont innombrables, mais la logique reste la même : on psychologise les individus pour dépolitiser la violence qu’ils subissent, on pathologise l’individu pour absoudre le système. On transforme des souffrances collectives en faiblesses personnelles.
Pendant ce temps, les chiffres explosent : en France, un jeune sur quatre de 15 à 29 ans serait touché par la dépression. Comment peut-on accepter cela sans interroger nos structures, nos institutions, notre façon de travailler, d’éduquer et de vivre ensemble ?
La santé mentale est profondément politique. Les logiques sociales de domination : capitalisme, patriarcat, racisme, validisme, hétéro-cis-normativité structurent nos vies.
Elles déterminent qui a le pouvoir, qui peut respirer et qui doit se taire. Elles se traduisent concrètement dans les horaires impossibles, les loyers inaccessibles, les écoles saturées, les hôpitaux épuisés, les contrêles au faciès, les familles étouffantes. Elles produisent fatigue, anxiété, honte, stress, repli. Et quand un corps craque, quand un esprit lâche, on ose dire : « C’est personnel », alors qu’en réalité, c’est structurel.
Le patriarcat impose aux femmes de porter la charge émotionnelle, domestique et sociale, tout en faisant croire que c’est « naturel ». Le capitalisme valorise uniquement la productivité : si tu t’épuises, c’est que tu n’es « pas assez organisé ». Le racisme façonne l’accès au logement, au travail, à la sécurité. Le validisme exige des personnes handicapées qu’elles s’adaptent à un monde bâti sans elles. L’hétéro-cis-normativité dicte quelles identités sont acceptables, visibles ou condamnées à la discrétion pour éviter les violences.
Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas la connaissance des problèmes : elle est massive. Ce qui manque, c’est le courage politique d’agir : prévention au travail, services publics de santé financés et accessibles, écoles qui respirent, droits sociaux garantis, lutte contre les discriminations structurelles. Rien d’utopique : juste des choix possibles dès maintenant, notamment par l’engagement collectif.
Il est faux de croire que la jeunesse ne s’engage pas. Elle est à l’avant-poste. Dans les quartiers, les campagnes, les lycées, les facs, elle invente et fait vivre chaque jour des espaces de solidarité. Elle s’engage sans attendre, construit sans hiérarchie, résiste souvent dans l’ombre. Près d’un jeune de moins de 30 ans sur deux déclare avoir une activité bénévole. L’engagement dans une association transforme la solitude en rencontre, l’anonymat en visibilité, l’immobilisme en action. C’est une forme de résistance face à la précarité émotionnelle et sociale. Créer des zones d’échange, de soutien mutuel et d’inclusion, c’est offrir un espace vital pour les jeunes, pour leur développement personnel autant que pour leur bien-être.
Ne pensez pas que la dégradation de votre santé mentale est votre faute. Ce sont les logiques de domination qui vous font culpabiliser, qui vous font croire que le problème, c’est vous.
Créez le rapport de force. Participez à un bloc contre cette logique dominante. On est beaucoup plus nombreux qu’on le croit à refuser ce monde-là et à vouloir en construire un autre. A faire Bloc.